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Ecrire de plaisir
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2 février 2011

Niggle, 3e partie

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Niggle se réveilla dans une immense gare très terne. Un Porteur parcourait le quai, non en criant le nom de la gare, mais son nom à lui « Niggle ! »
Il descendit en hâte, oubliant son petit sac. Lorsqu’il voulut remonter le prendre, le train était parti. Le Porteur lui dit :

- Comment ? Pas de bagage ? Il va vous falloir aller à l’Asile.

Soudain Niggle se sentit très mal et s’évanouit sur le quai. On le transporta immédiatement à l’infirmerie de l’Asile.
Il n’aima pas du tout le traitement qu'il y reçut. Le médicament était amer. Les fonctionnaires et les employés étaient sévères et ne parlaient pas. Il ne recevait jamais de visite, sauf un médecin austère de temps à autre. Il avait l’impression de se trouver dans une prison plus que dans un hôpital. Il travaillait dur aussi, selon un horaire strict : il devait bêcher le jardin, faire de la menuiserie et peindre des planches. On ne lui permettait jamais de sortir et les rideaux de toutes les fenêtres restaient constamment fermés. On le maintenait dans l’obscurité pendant des heures « pour vous permettre de méditer » lui disait-on. Il perdit la notion du temps, et du plaisir. Même se mettre au lit après sa dure journée de travail n’en était plus un.

Au début, pendant le premier siècle (enfin selon ses estimations), il se tourmentait sans cesse à propos du passé. Etendu dans le noir il ne cessait, en particulier, de se répéter :

« Je voudrais vraiment être passé chez Parish dès le lendemain du jour où ont commencé les grands vents. Je le voulais, en fait. J’aurais facilement fixé les tuiles détachées de son toit. Mme Paris n’aurait jamais pris froid, et moi non plus. Et j’aurais eu une semaine de plus avant d’atterrir ici »

Mais, avec le temps, il oublia pourquoi il avait désiré une semaine de plus. Ses préoccupations se tournèrent vers ses activité à l’hôpital : il établissait des plans, calculant combien de temps il lui faudrait pour poser telle porte, peindre telle planche ou réparer telle table. Bien que personne ne l’en complimentât jamais, il devint sans doute assez utile mais il doutait que ce fût la raison pour laquelle on le gardait si longtemps. Peut-être attendait-on qu’il aille « mieux », un mieux que seules des normes médicales complexes permettaient de juger ?

En tout cas le pauvre Niggle ne retirait aucun plaisir de cette nouvelle vie, rien de ce qu’il nommait autrefois le plaisir, voire l’amusement. Mais il commençait à éprouver un sentiment de…hé bien de satisfaction : il pouvait s’atteler à une tâche dès qu’une cloche sonnait, l’abandonner dès qu’une autre cloche retentissait, laissant tout en ordre et prêt à être poursuivi à tout moment. A présent, il accomplissait ainsi beaucoup de choses dans sa journée, tous ses « petits travaux » étaient exécutés et terminés avec soin et diligence. Il n’avait plus de « temps à lui » et pourtant il s’apercevait qu’il devenait maître de son temps et commençait à savoir exactement quoi en faire. Aucun sentiment de précipitation, de dispersion, un calme plus grand que jamais, et lors des moments de repos il se reposait vraiment.

Puis, brusquement, tout son horaire fut chamboulé : on supprima tous ses travaux sauf le bêchage du jardin. Il avait à peine le temps de dormir, il bêchait, bêchait jour après jour. Il le prit plutôt bien, finalement, et oublia très vite tous les jurons qui lui étaient venus à l’esprit au début. Il bêcha, bêcha, bêcha encore jusqu’à en avoir le dos rompu et les mains à vif, et abattit un travail considérable. Là encore, personne ne le remercia. Mais le médecin vint l’examiner.

- Assez – dit-il – repos complet, dans l’obscurité.

Niggle resta donc à nouveau allongé dans l’obscurité, ne sachant pas s’il se passait des jours, des semaines ou des millénaires. Mais à présent il entendait des voix. Des voix inconnues. On aurait dit qu’un conseil médical ou une commission d’enquête siégeait tout près.

- Passons au dossier Niggle – dit soudain une voix sévère, plus sévère encore que celle du médecin.

- Qu’avait-il ?  - demanda une autre voix, que l’on aurait pu qualifier de bienveillante malgré une note d’autorité. C’était étrange, elle paraissait à la fois encourageante et triste – Qu’y a-t-il à lui reprocher ? Il avait bon cœur.

- Sans doute, mais ce cœur ne fonctionnait pas correctement – répondit la Première Voix. Et il n’avait pas de tête, il ne réfléchissait jamais. Songez à tout le temps qu’il perdait, sans même s’amuser ! Il ne s’est jamais préparé pour son voyage. Il est arrivé quasiment sans rien et il a fallu le mettre à l’asile des indigents, et pourtant il n’avait pas l’air inquiet de la situation. Un mauvais cas je le crains. Je pense qu’il faudrait le garder encore quelque temps.

- Cela ne lui ferait peut-être pas de mal – acquiesça la Seconde Voix – mais bien sûr, ce n’est qu’un petit homme, pas très fort. Il n’a jamais été censé représenter grand chose. Et il y a aussi dans son dossier des éléments positifs, vous savez.

- Peut-être – dit la Première Voix – mais bien peu qui soutiennent l’examen.

- Voyons…il y a ceci : il avait un tempérament de peintre. Un peintre mineur, bien entendu, mais tout de même, une feuille de Niggle a son charme bien à elle. Il se donnait beaucoup de peine pour chaque feuille, la traitait avec soin. Et il n’a jamais pensé que cela lui donnait la moindre importance à lui. Il ne s’est jamais fait valoir. Et rien dans son dossier ne montre qu’il ait prétendu échapper par la peinture aux prescriptions de la Loi.

- Il n’aurait pas dû les négliger autant, alors – grommela la Première Voix.

- Tout de même, il répondait vraiment à de nombreuses sollicitations.

- Pas tant que cela, et la plupart du temps c’était des choses faciles – et encore les traitait-il d’Interruptions. Le dossier est rempli de ce mot, de plaintes sur la perte de son temps et de sottes imprécations.

- C’est vrai. Mais il est vrai aussi que pour lui, c’étaient vraiment des Interruptions, pauvre petit homme. Et puis il n’a jamais rien demandé en retour. Prenez le cas de Parish, son voisin, qui est arrivé peu de temps après lui. Jamais il n’a fait quoi que ce soit pour Niggle et il lui a manifesté bien peu de reconnaissance. Mais rien dans le dossier de Niggle n’indique qu’il ait recherché cette reconnaissance ou une récompense. Il n’y a jamais songé.

- Oui – admit la Première Voix – c’est un bon point. Mais ça ne fait pas grand chose. Vous constaterez, je pense, que Niggle se contentait d’oublier. Une fois accomplies les tâches pour Parish, il les écartait de sa pensée, comme des ennuis liquidés.

- Il y a tout de même cette dernière chose – insista la Deuxième Voix – cette course à bicyclette sous la pluie. J’y attache de l’importance. Il semble assez clair que c’était un authentique sacrifice : Niggle devinait qu’il abandonnait là sa dernière chance de terminer son tableau, et il devinait également que Parish se tourmentait inutilement.

- Je crois que vous accordez trop d’importance à ce détail – répliqua la Première Voix. Mais vous avez le dernier mot. Il vous appartient, bien sûr, de donner la meilleure interprétation des faits. Que proposez vous donc ?

- Je pense le moment venu d’un traitement plus doux – répondit la Seconde Voix.

Niggle songea qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi généreux que cette Voix. Sa manière d'évoquer ce « traitement plus doux » faisait penser qu'il recélait une abondance de riches présents et une convocation à un festin de roi. Puis soudain il fut saisi de honte. Entendre qu’il était digne d’un tel traitement le faisait rougir dans le noir. C’était comme de s’entendre louer et applaudir en public alors que soi-même, et tout l’auditoire, savent que ces compliments sont totalement immérités.

Soudain la Première Voix s’adressa à LUI !

- Vous avez écouté ?

- Oui

- Et qu’avez-vous à dire ?

- Pourriez-vous me donner des nouvelles de Parish ? J’aimerais le revoir et j’espère qu’il n’est pas gravement malade. Pouvez-vous guérir sa jambe ? Elle le faisait terriblement souffrir. Et s’il vous plaît, ne vous souciez pas de nos rapports, c’était un très bon voisin et en plus il me fournissait des pommes de terre très bon marché.

- Vraiment ? – dit la Première Voix – je suis heureux de l’apprendre.

Il y eut un nouveau silence. Puis Niggle entendit à nouveau la Première Voix, mais plus lointaine, et qui ne s’adressait plus à lui. Elle disait :

- Bon, je suis d’accord, qu’il passe au stade suivant. Dès demain, si vous le souhaitez.

A son réveil, Niggle constata que les stores étaient enfin tirés et que le soleil entrait à flot dans sa chambre. Il se leva et vit qu’on avait préparé à son intention des vêtements seyants et confortables au lieu de la tenue d’hôpital. Après le petit-déjeuner, le médecin appliqua sur ses mains endolories un onguent qui les guérit aussitôt. Il donna des conseils à Niggle pour sa santé, et des vitamines dans une bouteille. Puis, vers le milieu de la matinée, on lui remit un billet de train.

- Vous pouvez partir tout de suite pour la gare. Le Porteur s’occupera de vous. Adieu.

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  • parce que j'aime lire et écrire et que, comme je l'ai découvert grâce aux ateliers d'écriture, c'est plus drôle à plusieurs. Parce que c'est passionnant de partager ce que l'on aime (ou pas) avec d'autres et de créer ainsi des liens.
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