fruits de partage
"Verse le vin
Partage un fruit
Fais que l'autre t'atteigne"
(Proverbes, Claude Albarède, 1ère strophe)
Je retrouve ces vers ce matin, alors que j'ai décidé qu'aujourd'hui serait une journée confitures ! Du coup, j'ai aussi envie de vous partager ce passage du livre d'Elisabeth Barillé L'Eloge du sensible (Gallimard, 2008), dont je vous ai d'ailleurs déjà parlé. Je souhaite que les parfums et les couleurs dont elle égrène les souvenirs fassent surgir pour vous de tels moments de votre mémoire. Bonne journée.
"Sens-tu ce bonheur ?"
- Vanille et pomme ?
- Des carvilles de Normandie. Dans son Grand dictionnaire de cuisine, Alexandre Dumas les marie avec de la gelée de framboises. Rugueuses au dehors, tendres au-dedans quoique un peu acides (autoportrait de l'écrivain en pomme...) ; pour des douillons, j'aurais pris des reinettes. Tout à l'heure en les pelant, je revoyais la cave où mon grand-père faisait mûrir ses fruits et vieillir ses vodkas dans un capharnaüm de vêtements recyclables pour le ménage, de vieilles boîtes et de pots vides. Le jour n'était pas encore levé, la radio diffusait le flash de huit heures. Je saluais ma chance. Je pensais aux couloirs du métro parisien, aux légions souterraines "d'hommes et de femmes actifs" en route vers leur triste destin de fourmis urbaines. Je concentrais mon attention sur la finesse des épluchures. Quand je la secondais en cuisine, ma mère insistait sur l'art de manier l'économe. Et m'irritait. Radinerie d'un autre âge pensais-je. A tort. Ma mère voulait seulement m'enseigner l'algèbre des gestes d'antan et de toujours, gestes silencieux, apaisants, gestes chastes qui parlent pourtant d'amour.
- Quels gestes ?
- Laver une vitre, suspendre du linge, refaire un lit, écosser des petits pois. Des gestes humbles qui sont autant de prières. Il y a deux manières d'arroser une fleur : sans y penser, simplement parce qu'elle a besoin d'eau, ou bien comme un acte essentiel à la vie.
- Au Japon, une simple tasse de thé fait l'objet de toute une cérémonie
- On dit aussi là-bas que les gestes du quotidien peuvent gagner en élévation à condition qu'ils soient simples et répétés chaque jour. J'y pensais hier en épluchant des châtaignes pour la soupe. (...) Il faut d'abord les ébouillanter avant de les éplucher, à la main, pour ne laisser aucun débris de peau.
- Quelle corvée !
- Non, un voyage à travers d'anciens rites, d'originelles douceurs de femmes à leur ouvrage. (...) Je les rejoins au-delà du temps, j'entre en résistance, je me soustrais à l'hystérie de mes semblables, à la violence de leurs ambitions, au sadisme efficace des puissants, aux pulsions meurtrières des frustrés. En pelant des châtaignes, j'échappe à la folie.
- Tu y vas un peu fort !
- Il faut avoir une case en moins pour pactiser avec le monde tel qu'il est, cynique, marchand et sans états d'âme.(...) ou être très sec. Mon invitation à la patience va contre les impératifs du fast food et du speed dating (...).
- Que proposes-tu ? Retourner en cuisine comme nos grands-mères ? Prends garde, la sénilité te guette !
- Je suggère simplement de ne plus considérer la cuisine comme un lieu d'aliénation mais au contraire un espace de liberté inaliénable, (...) de contrepoison aux harcèlements de toute sorte, (un lieu) d'abandon, d'abondance, de partage. Et si on goûtait cette compote ?"