Des pommes et un porte jarretelles !
Le texte qui suit a été rédigé lors d'un ateiier d'écriture. La consigne de départ était " Imaginez une rencontre", et pour corser un peu l'aventure, le groupe des participants s'est amusé à définir des consignes secondaires :
Deux personnages : un homme et une femme
leur allure : silhouette, façon de marcher
(a) long (ou longue) comme un jour sans pain et à la démarche furtive
(b) grand (ou grande), au souffle coincé dans son double menton
chaque personnage a deux objets
(a) un parapluie et un porte-documents
(b) un porte-jarretelle et un sac de pommes
ils viennent de
(a) le château de Versailles
(b) la gare de Peyrolles
Lieu de la rencontre : le casino d’Enghien
La rencontre doit être logique et justifier les accessoires obligatoires.
Pas évident mais, je vous le garantis, totalement jubilatoire !
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Monsieur Bignon, chef de gare à Peyrolles, n’en est pas encore revenu : monsieur le percepteur, d’ordinaire si pondéré, courant comme un dératé après le train qui démarrait. Lui, le percepteur, on n’aurait pas pu le rater : long comme un jour sans pain et à la démarche furtive, toujours vêtu de gris ou de noir comme s’il voulait s’effacer, s’excuser de passer, de déranger, voire d’exister. Il existait si peu, d’ailleurs, le pauvre, à côté de sa sœur Hermine, Pommette pour les intimes à cause de son goût immodéré pour ce fruit sous toutes ses formes! Grande, le souffle coincé dans son double menton qui émergeait toujours d’une accumulations de chaînes, sautoirs et colliers, d’une jovialité brutale et d’une faconde jamais en défaut. Pas étonnant qu’elle soit journaliste, même si c’était pour un magazine de luxe ! « Pierres et légendes », ça s’appelait, et c’était truffé de reportages sur des manoirs, des gentilhommières, des châteaux, que madame Bignon dégustait chaque mois avec avidité. Cette fois, lui avait révélé mademoiselle Hermine chez l’épicière, ce serait le château de Versailles. Après…la Loire peut-être, ou l’étranger. Monsieur Bignon eut un petit sourire. « Pour une fois, moi aussi j’aurai quelque chose à lui raconter… ». Il repassa dans sa mémoire l’étonnant spectacle dont il venait d’être le témoin : non seulement le percepteur courait, mais il portait sous un bras, en plus de son porte documents, un sac contenant un un sac de pommes et un porte-jarretelles ! Pour les pommes, Monsieur Bignon en était sûr, l’une d’elles avait roulé sur le quai. Mais son regard ébahi avait également capté, dépassant d’un petit trou du sac, ce qui ressemblait à un morceau de ruban rose émergeant d’un peu de dentelle et s’agitant de façon comique au rythme de la course. Il n’était pas trop ferré sur les trucs de bonne femme, mais son épouse possédait elle aussi un de ces objets. Il eut un petit rire : les pommes il comprenait mais le porte-jarretelles…Mademoiselle Hermine, ou bien ?… "Oh !" murmura-t-il, délicieusement choqué .
Pendant ce temps, le percepteur était arrivé à Enghien et faisait les cent pas devant le casino, grelottant sous la pluie et se rongeant les sangs. Pourvu qu’elle soit bien là, pourvu qu’elle n’ait pas décidé à la dernière minute de filer directement sur Buckingham ou ailleurs ! Pour une fois il souhaitait ardemment que son amour du jeu ait supplanté sa conscience professionnelle, sinon il n’osait penser… il exhala un soupir de soulagement en l’apercevant qui trottinait vers lui sur ses talons trop hauts, brandissant le parapluie et le porte-documents..
- Pommette ! – cria-t-il – tes fruits et ton po… »
Il s’interrompit juste à temps. Du reste il n’aurait pu dire un mot de plus sous le déluge de paroles qui se déversa aussitôt sur lui :
- Ah mon mignon, merci, merci des millions de fois, tu me sauves littéralement ! Quoi que moi aussi n’est ce pas ? Vraiment je ne sais comment j’ai fait pour confondre nos…, pour oublier mon… enfin si je sais il faisait si chaud, j’étais tellement oppressée, bref, je suis désolée, j’espère que cela ne t’a pas trop ennuyé c’est vrai, un homme, un porte jarretelles, les pommes bon, mais un…et ta serviette, tes documents ! Mais tout est bien qui finit bien, voici tes affaires, là, merci encore mon mignon prends soin de toi, à bientôt, Schoenbrunn me voici ! »
Deux baisers sonores, elle était partie. De sa démarche redevenue furtive, Monsieur le percepteur se dirigea vers une station de taxis.