Son nom est or-chi-dée !

12 décembre 2009

Cette année là, Satan prit une grosse colère. L'enfer, pourtant habitué aux orages de son propriétaire, en trembla sur ses bases. Le paradis lui-même en fut ébranlé, et Dieu passa la tête aux nuages pour voir ce qui se passait.
On approchait de Noël ; la neige étendait sur toute une moitié du monde une nappe immaculée bordée de givre, et dans l'autre moitié éclosaient les fleurs les plus odorantes et les fruits les plus juteux. Mais du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, on se préparait dans la joie à accueillir l'enfant-sauveur. Comme chaque année depuis 2000 ans, les hommes, pour une minuscule poignée de jours, retrouvaient la joie de donner, la douceur de pardonner. On accrochait aux sapins boules et guirlandes, aux coeurs espoir et amitié. On oubliait les querelles pour s'accepter frères en un bébé plus pauvre que les plus pauvres. Un souffle de paix réchauffait la terre...

... et en bas, Satan hurlait, trépignait, s'étouffait :

"J'en ai assez, assez, ASSEZ ! vociférait-il - tous les ans au mois de décembre ça recommence ; tout le monde se réconcilie, s'embrasse, fraternise, se fait des cadeaux, tout le monde SAUF MOI ! Sous prétexte que Dieu a été le premier à incarner son fils, on ne parle plus que de ce divin moutard ! En son honneur la fête, en son honneur les trêves ! Il s'offre même le luxe de quelques miracles et tout le monde applaudit ! Et même s'il se trouve heureusement toujours quelques braves gredins pour détourner ces flots de bons sentiments en égoïsme, hypocrisie et goinfrerie, chaque année je suis tout de même nargué, humilié, battu à plate couture ! Ça n'est pas juste, ça n'est plus possible, ça ne peut plus durer ! Ah, il n'y a que lui qui puisse dispenser joie et bonheur ! Ah, il n'y a qu'en son nom qu'on puisse se réjouir ! Et bien c'est ce qu'on va voir ! Après tout, avant de descendre d'un étage, moi aussi je faisais partie des légions célestes, moi aussi je vivais dans la gloire du Maître, on l'oublie un peu trop ! Mais je vais y mettre bon ordre. Cette fois on parlera aussi de moi, ou je ne m'appelle plus Satan !"

Et Dieu murmura :

- Amen, pourquoi pas, après tout, c'est Noël, qui sait ce qui peut arriver ?

Voici donc Satan et ses légions en ordre impeccable, convergeant vers la planète blanche et bleue, dans la ferme intention d'offrir, eux aussi, à tous ceux qui croiseront leur route un cadeau, un désir, un plaisir.
ET CA MARCHE ! Passée la première frayeur, tous ceux qu'ils abordent se montrent parfaitement heureux de cette initiative insolite, tout prêts à profiter de cette subite générosité et à oublier la déplorable réputation rituellement attachée au nom des démons. Et ceux-ci donnent sans compter : aux pauvres comme aux riches ils donnent de l'argent, des trésors ; aux femmes bijoux, fourrures et parfums. Aux enfants des jouets, aux artistes la gloire. Aux époux lassés ils offrent de nouveaux conjoints, des amants aux laissés pour compte, aux parents stériles des enfants, aux orphelins une famille. Les combattants reçoivent des armes, les hôpitaux des médicaments, les contrées sous-développées la nourriture, le progrès, le confort. Les cambrioleurs réussissent leurs coups, les policiers les leurs... les joueurs gagnent, les héritiers héritent, il pleut dans le désert, partout l'on trouve de l'or, des diamants, du pétrole. Dieu sent tout de même poindre l'inquiétude : comment tout cela va-t-il finir ? Satan est pour une fois sincère et plein de bonne volonté, mais il est si peu habitué à donner ! Il mélange tout et fait de la terre (qui n'en avait vraiment pas besoin) une véritable bombe. Et malheureusement pour l'instant personne ne peut l'arrêter.

- Pas même Moi - songe le Créateur - c'est sa nuit, j'ai accepté...enfin, laissons faire, à la longue cela se révélera peut-être bénéfique.

En attendant sur terre, c'est l'anarchie. Tous les pauvres sont devenus riches et veulent dépenser leur argent, mais les marchandises sont épuisées et les ouvriers ne veulent plus travailler. Les subordonnés sont tous devenus patrons, les opposants ont pris le pouvoir en attendant d'être à leur tour déposés par de nouveaux opposants ; les combattants étant pourvus des mêmes armes, les guerres s'éternisent. Tous les obscurs obtiennent le succès, les hôpitaux, vides de leurs malades soudain guéris, voient leur personnel errer sans but. Tous les vieillards ont retrouvé leur jeunesse, les enfants deviennent adultes. En un mot c'est le chaos. Dieu s'arrache les poils de la barbe, les anges et les archanges y perdent leur latin, et l'Esprit Saint son souffle. Les légions infernales sont les seules à s'amuser, mais elles ne s'en privent pas, et Satan exulte : cette année, c'est sûr, on le célébrera à sa juste valeur : tout le monde, grâce à lui, a vu son rêve se réaliser. Il va être temps de regagner son domaine. Une dernière fois, avant de rappeler ses armées, il parcourt du regard la planète ingrate. Parfait, tout est en...mais... qu'est-ce que cela ? Dans un coin de terre aride et désert, un minuscule bout de petite fille, toute seule, pleure à gros sanglots.

- Comment se fait-il que je l'aie oubliée ? - grogne l'ange du mal - je croyais pourtant bien avoir sondé tous les coeurs sur cette boule bizarre ! Il est vrai qu'elle est si menue...allons ! Il ne sera pas dit qu'un seul humain sera resté insatisfait après ma visite.

D'un coup d'aile, il est près de l'enfant désolée.

- Voyons, sèche tes pleurs, fillette, toi aussi tu auras ton présent. Parle, que désires tu ? Des friandises, des poupées, des robes ? Ou peut-être un animal, des amis, des frères et soeurs, des parents ? Demande, à l'instant je t'exauce.

La petite a redressé la tête. Sans une seconde d'hésitation, elle répond doucement, avec un sourire plein d'espoir :

- Je voudrais une fleur.

Satan est décontenancé.

- Une fleur ? Une seule ? Qu'à cela ne tienne, je peux même t'en offrir des bouquets, des brassées, des champs entiers. Regarde...

Et d'un seul geste, il fait surgir du néant des monceaux de fleurs, roses, dahlias, pervenches, tulipes, glaïeuls, oeillets, de toutes couleurs, de toutes fragrances. C'est un enchantement. Mais l'enfant secoue la tête.

- Je n'en veux qu'une. Mais une que personne n'aura, sauf moi. Invente une fleur, pour moi toute seule, s'il te plaît.

- Inventer une...créer, moi ?

Satan, pour une fois, reste sans voix. Imiter, copier, reproduire ça il sait le faire. Mais depuis les premiers balbutiements de la vie, c'est Dieu et Lui seul qui crée tout de rien. Et aujourd'hui, c'est à lui, l'ange déchu, qu'une innocente demande le geste absolu...Troublé, il hésite ; mais Dieu murmure :

- Va...

- Mais, j'ignore si je saurai...

- Je suis sûr que si. Je te fais confiance.

Quelle histoire ! Les démons, très inquiets, s'entre-regardent. Le Créateur dissimule un sourire. L'enfant attend, anxieuse. S’il refuse, Satan perdra son prestige, et tout l'avantage de cette magnifique soirée...des souvenirs de sa grandeur disparue lui reviennent absurdement, le décident. D'un doigt qui tente de ne pas trembler, il dessine dans l'espace une forme étrange et complexe qui se concrétise aussitôt entre les mains de la fillette. Celle-ci, rayonnante de joie, admire la fleur, la caresse en murmurant.

- Qu’elle est belle, oh merci, merci ! Comment elle s’appelle ?

Son nom ! C’est vrai, donner un nom c’est très important. A nouveau l’ange noir hésite, à nouveau Dieu l’encourage. Alors il se lance :

- Son nom est...orchidée.

- Orchidée, or-chi-dée - chantonne la petite - c'est joli. J'aime ta fleur. Tu es gentil !

Et d'un élan elle pique un frais baiser sur la joue rude du Maître des Enfers.

Celui-ci en demeure pantois. Gentil ! On l'a trouvé gentil ! Depuis son "accident" on l'avait traité de bien des choses, mais ça ! Et puis elle l'a embrassé !…Une étrange sensation l'envahit, quelque chose d'inconnu, de plutôt doux, bien qu'un peu angoissant, qui lui serre la gorge. Il contemple l'enfant qui sourit toujours, la fleur pressée contre son cœur. C'est donc si facile, d'être gentil, de rendre les gens heureux ?...il avait oublié, depuis le temps…
Les légions infernales, n'osant intervenir, contemplent avec angoisse le combat intérieur qui se livre en leur chef. La terre et les armées angéliques retiennent leur souffle, l'Esprit envoie le sien, tout doucement ; Dieu le Père rayonne d'amour vers le rebelle. Se pourrait-il qu'enfin, après tant de siècles de haine, de refus, de misère, se pourrait-il que par la grâce d'un simple baiser innocent...

Mais non. L'instant est passé. Satan se redresse, et étincelant de beauté mauvaise, lance avec violence :

- Non ! Vous ne m'aurez pas ! Vous m’avez renié, rejeté, aujourd’hui c’est moi qui vous rejette ! Mes légions, à moi !

Et il s'envole, ses troupes derrière lui. Dieu soupire :

- Dommage...c'était presque fait. Une prochaine fois, peut-être...moi non plus je ne renonce pas...

Peu à peu, la terre retrouva son désordre habituel, les humains reprirent leur routine, éclairée chaque année par l'attente de l'enfant merveilleux. Et ce Noël inouï rejoignit les légendes, glissa hors des mémoires.

De cette nuit fantastique subsiste cependant une trace, l’orchidée, aussi merveilleuse, et exceptionnelle que l’événement qui lui a donné naissance, aussi complexe et fragile que ce moment d’harmonie retrouvée où, par la grâce du baiser d’une petite fille, Satan, le prince des ténèbres, redevint pendant une seconde unique le plus beau des anges, Lucifer, le porteur de lumière.