Des ricochets près de la cabane
Les Ricochets
Ils
étaient trois assis près d'un étang. Insensibles au ciel d'un bleu tendre, à la
petite brise qui brouillait malicieusement leurs cheveux, aux oiseaux éclatant
de joie et à la douce chaleur du soleil, ils discutaient gravement, l'un d'eux arrachant
méthodiquement - et inconsciemment - brin d'herbe après brin d'herbe, l'autre
gardant les yeux obstinément vrillés sur la terre molle du bord de l'eau, le
troisième déplaçant son regard de l'un à l'autre au fil des répliques, une de
ses mains tournant et retournant sans trêve un caillou rond qu'il avait machinalement ramassé. De
quoi discutaient-ils si âprement et sombrement ? Je ne sais. Ce que je sais c'est
qu'ils manquaient ainsi une délicieuse journée de printemps. Mais il est vrai
que le printemps, les fleurs, les flâneries, l'admiration du paysage, c'est
pour tous ceux qui n'ont rien d'autre à faire ! A ces trois messieurs si absorbés
dans leur conversation, la nature n'offrait qu'une arène, simplement plus calme
et commode que leur bureau.
Et
ils parlaient, objectaient, renchérissaient, tour à tour enflammés et
sentencieux, mais toujours pessimistes. Une série de ploc ! ploc ! insolites
troubla l'un de leurs rares silences. Automatiquement, les trois têtes se
tournèrent vers l'étang. Sur l'autre bord, se redressant à peine, un homme
souriant les salua d'un signe de tête auquel ils répondirent vaguement avant de
replonger dans leur débat. Ploc ! Ploc ! Ploc ! Une fois, puis deux encore la
rivière gloussa sous la chatouille d'un caillou.
L'un
des trois hommes s'écria :
"Ah,
la barbe ! On n'est plus tranquille ici, moi je m'en vais !"
Et
il tourna les talons, furibond.
Le
deuxième le regarda s'éloigner, hésita, contempla sans le voir un nouveau
ricochet plus long que les premiers, puis soupira et après un dernier regard à
l'inconnu toujours souriant, murmura :
-
Bon, ben… je rentre aussi. Tu viens ?
Et
sans attendre de réponse repartit tête basse, à pas réticents.
-
Mmm, mmm.
fit
le troisième. Mais, intrigué par l'homme aux ricochets et peu soucieux de
retrouver trop vite l'atmosphère enfumée, l'éclairage artificiel, le bruit et
le stress, il décida de rester "juste un peu".
Sur
l'autre rive, l'inconnu choisissait soigneusement un nouveau caillou. Il en
trouva un qui lui arracha un petit cri de satisfaction, l'essuya, le polit,
assura sa prise et sa position, avec un sérieux qui arracha un sourire à son
spectateur. Lui-même commençait à éprouver une furieuse envie de s'essayer à
nouveau à ce jeu, auquel il n'avait plus joué depuis ses 10 ans (des siècles auparavant !)
Ploc
! Ploc ! Ploc ! A peine un saut de carpe ! L'homme eut une grimace comique
"on ne gagne pas ˆ tous les coups !" et après un geste d'au revoir,
se détourna. Alors, spontanément, l'autre s'écria :
-
Non, ne t'en va pas, c'était presque ça ! Tiens, regarde, je vais te montrer !
Et
d'un souple mouvement du poignet il fit franchir à son caillou, en plusieurs
bonds joyeux, presque toute la surface de l'étang.
- Hé ! Je n'ai pas trop perdu la main, on dirait ?
L'inconnu éclata de rire et applaudit, puis se concentra et renvoya un caillou...à peine deux bonds plus loin que son précédent. Il pouffa et haussa les épaules.
- Mais non, pas comme ça, comme ç... attends, bouge pas, j'arrive !
Et l'homme, oubliant discussion, contrat, chiffre d'affaires et rentabilité, se mit à courir comme un gamin le long de l'étang, pour aller faire des ricochets avec Jésus.
Belle journée à tous et ne vous prenez pas
trop au sérieux, c'est mauvais pour la santé !