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Ecrire de plaisir
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30 juillet 2012

Attention, une Maryse peut en cacher une autre

"Maman, dit ma fille hier dans la cuisine, tu as une maryse ?"

Et là je la regarde bêtement. Une Maryse ?

Et vous, vous savez ce que c'est ? Moi maintenant oui, elle me l'a expliqué, et du coup nous nous sommes amusées à chercher des prénoms qui désignent également des objets, des aliments, enfin des noms propres qui soient aussi des noms communs. Par exemple : César et Oscar, qui désignent aussi des récompenses au cinéma, ou Micheline qui est le nom d'un train. Nous en avons trouvé plein. Et vous ? J'attends vos réponses et je vous livrerai ensuite les résultats de nos cogitations personnelles.

Et comme nous sommes en été voici, tirée du recueil Comment voyager avec un saumon" d'Umberto Eco, une nouvelle de 1989 intitulée :

"Comment manger une glace"

Quand j'étais un gamin, les glaciers poussant leurs chariots blancs aux couvercles argentés proposaient deux types de glaces : le cornet à deux sous ou le biscuit à quatre sous. Le cornet à deux sous était petit, tenait bien dans la main d'un enfant et se confectionnait en extrayant la glace d'un bac avec une palette spéciale et en la tassant sur le cornet. Grand-mère conseillait de ne manger que la partie supérieure du cornet et de jeter la pointe car la main du vendeur l'avait touchée (pourtant c'était le meilleur, le plus croquant, et on la mangeait en cachette en prétendant l'avoir jetée). Le biscuit à quatre sous était fait avec une machine spéciale, elle aussi argentée, qui comprimait deux surfaces circulaires de biscuit contre une section cylindrique de glace. On promenait la langue dans l'interstice jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus atteindre le noyau central de glace, et à ce stade-là on mangeait tout, les biscuits étant alors imprégnés de nectar. Grand-mère ne faisait aucune recommandation : en théorie, les biscuits n'avaient été touchés que par la machine, en pratique le glacier les avait pris en main pour nous les donner mais il était impossible d'identifier la zone infectée.

Moi, j'étais fasciné par certains garçons de mon âge à qui on achetait non un biscuit à quatre sous mais deux cornets à deux sous. Ces privilégiés marchaient fiers comme Artaban une glace dans chaque main et, en tournant habilement la tête, ils léchaient l'une puis l'autre. Une telle liturgie me paraissait si somptueuse, si enviable, que souvent je réclamais le droiit de la célébrer. En vain. Mes parents se montraient inflexibles : une glace à quatre sous d'accord, deux à deux sous, pas question.

Je vous fais juge : ni les mathématiques, ni l'économie, ni la diététique ne justifiaient leur refus, pas plus que l'hygiène, étant entendu qu'à la fin je jetais les pointes des deux cornets. Ils arguaient - pitoyable et fallacieuse raison - qu'un enfant occupé à tourner son regard d'une glace à l'autre risquait de trébucher sur les cailloux, les trottoirs ou les pavés irréguliers. Obscurément, je devinais qu'il y avait une autre motivation, cruellement pédagogique, mais je n'arrivais pas à comprendre laquelle.

Aujourd'hui, habitant et victime d'une société de consommation et de gaspillage (ce que n'étais pas les années trente), je sais que mes chers disparus avaient raison. Deux glaces à deux sous au lieu d'une à quatre, c'était une dilapidation d'un point de vue non pas économique mais symbolique. Et c'était pour cela que je les désirais : elles suggéraient l'excès. Et c'était pour cela qu'on me les refusait : elles étaient indécentes, véritable insulte à la misère, ostentation d'un feint privilège, une aisance fictive. Seuls les enfants gâtés mangeaient ces deux glaces, ceux-là même que les fables punissent à juste titre, comme Pinocchio lorsqu'il méprise la peau et le trognon de la pomme. Quant aux parents qui encourageaient cette faiblesse de petits parvenus, ils élevaient leurs rejetons dans l'amour de la frime stupide, leur apprenant à "péter plus haut que leur derrière", les préparant - pour prendre un exemple actuel - à se présenter à l'enregistrement des bagages avec une fausse Vuitton achetée à un marchand ambulant sur la plage de Rimini.

Cet apologue risque de sembler manquer d'une morale, dans un monde qui transforme les adultes aussi en enfants gâtés, leur promettant toujours plus, de la montre-gadget incluse dans le baril de lessive au radio-réveil offert avec l'abonnement à un hebdo. Comme les parents de ces gloutons ambidextres que j'enviais tant, la société feint de vous en donner davantage, quand en réalité elle vous donne pour quatre sous ce qui vaut quatre sous. Vous balancez votre bon vieux  transistor pour acheter un poste multifonctions, y compris le système autoreverse, mais d'inexplicables faiblesses de sa structure interne feront que cette merveille dernier cri ne durera qu'un an. Quant à votre nouvelle voiture, elle aura beau exhiber des sièges en cuir, deux rétroviseurs latéraux réglables de l'intérieur et un tableau de bord en bois précieux, elle résistera beaucoup moins que la glorieuse Cinquecento qui, lorsqu'elle était en panne, redémarrait avec un coup de pied.

Mais la morale d'alors nous voulait tous spartiates, celle d'aujourd'hui nous veut tous sybarites.

Pas faux ! Qu'en pensez-vous ?

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Commentaires
Z
:)
D
Merci pour votre passage, ça m'a bien fait plaisir ! Pascal.
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  • parce que j'aime lire et écrire et que, comme je l'ai découvert grâce aux ateliers d'écriture, c'est plus drôle à plusieurs. Parce que c'est passionnant de partager ce que l'on aime (ou pas) avec d'autres et de créer ainsi des liens.
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