vie d'un village...
Tout est parti de là. Il ne disait rien
et tout le monde attribua son silence à la culpabilité. Alors on commença à
jaser. Les paroles qu’ils ne prononçaient pas furent légèrement exprimées par
d’autres, colportées, déformées bien sûr ; les gens ont commencé à le regarder bizarrement. Il n’en avait cure
semblait-il, comme absent de son corps, de ce village, de cette situation
dangereusement ambiguë, vaquant tranquillement à ses affaires comme si de rien
n’était, sans songer à faire taire les rumeurs de plus en plus insistantes, de
plus en plus infâmantes, ne paraissant même pas s’apercevoir de la tension qui
s’accumulait comme un mur invisible et fragile, prêt à s’écrouler et à
l’ensevelir à la moindre secousse plus importante. Il allait et venait, saluant
les uns et les autres avec affabilité, ignorant sciemment ou non l’interruption
brutale des conversations, les regards lourds de non dits qui s’agrippaient à
son dos. Même, il se mit bientôt à arborer un sourire permanent, étrange, à
mi-chemin entre la malice débonnaire et le mépris serein, qui se posait sur
chacun et le recouvrait comme d’un voile invisible, l’excluant irrémédiablement
de son univers. Pire, à quelque temps de là il commença à fredonner entre ses
dents une ritournelle qui amena bien vite le tranquille hameau au bord de
l’insurrection. Car il n’y avait pas à s’y méprendre pour peu qu’on prêtât
l’oreille (sans en avoir l’air, bien sûr, ce que faisaient complaisamment les
villageois avec un art consommé fruit d’une pratique ancestrale), les paroles
de ce refrain mille fois repris avec une obstination féroce disaient exactement
:
« Pauvre troupeau, navrantes créatures, criez, bavez, inventez à l’envi,
mais sachez que demain comme aujourd’hui, je vous emm...à pied, à cheval, en
voiture ! »
L’outrage ne souffrait
qu’une réparation, la mort. Mais avant qu’on en vînt aux fourches, au feu ou à
la corde, le coupable, une nuit, se volatilisa dans une ultime pétarade, jetant
tout le village sur pied alors que sonnait l’heure des sorcières. Enfoncées,
les portes de son antre ne révélèrent que des murs nus, que l’on s’empressa de
souiller de graffitis obscènes, frustrés d’avoir raté leur propriétaire. Jamais
on ne revit le fauteur de troubles. Ni la Julie d’ailleurs. Sans doute
l’avait-il enlevée ? Grand bien lui fasse, une pareille diablesse ! On plaignit
un peu ses parents, mais pas trop car on estimait qu’ils s’en tiraient à bon
compte : Qu’auraient-ils pu en faire ? Bon vent, mauvaise graine, tout était
bien qui finissait bien et l’on put recommencer à se haïr paisiblement entre
soi.