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Ecrire de plaisir
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20 avril 2010

M. Willoughby

Entre deux artistes plasticiens voici Kathie, une artiste des mots, avec une ravissante histoire née d'un concours (non, pas sur mon blog cette fois) dont le thème était "Un voyage qui ne se déroule pas comme prévu".

M. WILLOUGHBY

Organisation était incontestablement le mot qui définissait le mieux M. Willoughby. Sans doute fallait-il y voir une conséquence de son enfance. Six frères, une petite maison héritée des parents, et un unique débouché : la mine. Personne ne pose de question, personne n’oppose de refus, la voie est tracée et tout le monde l’emprunte comme un seul homme dès sa prime jeunesse… mais M. Willoughby a des rêves et il a une peur irrationnelle des ténèbres.

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Il sent y glisser, louvoyer, se tapir, sinuer des monstres innommables munis de griffes, de dents, des monstres aveugles qui ont froid et faim et lui, dont le sang bouillonne comme une lave riche, doit bien s’avouer qu’il fait plus envie que pitié. Certes, la famille n’est pas riche mais la mère, excellente cuisinière, fait des miracles avec ce qu’elle cueille ici et là ; les assiettes sont toujours pleines d’une nourriture succulente et le tour de taille s’en ressent ! Pendant des années, M. Willoughby, qui n’a alors qu’un prénom, un sobriquet plutôt, cache son secret et suit la destinée que le hasard lui a réservée. Ce n’est pas un rebelle mais c’est indéniablement un taciturne. Il a peur, s’il ouvre la bouche, de laisser sortir un flot de rancœur et d’amertume qui ne lui ressemble même pas et qui blesserait inutilement ceux qui l’entourent. Il se renferme sur lui-même et se tait jusqu’à ce qu’un jour, l’angoisse devienne si forte qu’il ne puisse même plus sortir de son lit. Ses frères se moquent, puis s’inquiètent et en appellent à sa marraine. Elle les a suivis de loin et les a aidés du mieux qu’elle a pu sans blesser leur orgueil. Ils lui ont rendu un énorme service un jour sans rien demander en retour. Mine de rien, elle s’acquitte de sa dette. Et, en l’occurrence, elle a une idée pour sortir son filleul de sous ses couvertures : elle va lui apprendre à cuisiner. La proposition est tellement surprenante que M. Willoughby n’a même pas l’idée de refuser. Bien lui en prend, car il s’avère qu’il a hérité de sa mère le don de transformer une racine tordue et sèche en mets délectable. Cela requiert énormément de savoir-faire et de talent, et une bonne dose d’amour, et sous des dehors bourrus, M. Willoughby a toutes ces qualités. Surtout, surtout, il excelle dans les desserts.

Et aujourd’hui, il a rendez-vous avec le chambellan du royaume. Eh oui, M. Willoughby vit dans un vrai royaume, avec un vrai roi qui se soucie d’environnement, refuse tout conflit et ne souhaite, vraiment, que le bonheur de son peuple. Un royaume où les chasseurs promènent leurs chiens et leurs fusils, où les soldats ont échangé leurs armes contre des charrues mais montent tout de même, à tour de rôle, la garde devant le palais royal, pour la plus grande joie des enfants. Un seul point noir à ce tableau idyllique, la reine. La souveraine s’ennuie, elle déprime, elle est en règle générale d’une humeur exécrable. M. Willoughby l’a connue il y a très longtemps, car la vie prend parfois des chemins détournés et remet sur votre route des personnes qui ont compté mais qui se sont éloignées peu à peu. C’était une charmante petite fille pétrie de générosité, un rayon de soleil, un véritable cadeau. Sans doute est-ce son départ qui a précipité la crise dans laquelle M. Willoughby a plongé comme dans un lac profond car il a ôté toute couleur de sa vie. Tout a pris tout à coup un aspect terne, avant de faire place à des ténèbres qui se sont peu à peu assombries, gagnant avec gloutonnerie en densité, en viscosité et commençant à envahir son esprit. Encore maintenant, lorsqu’il ferme les yeux, il les perçoit, sous ses paupières, comme un animal endormi, attendant patiemment son heure !

M. Willoughby s’ébroue devant son miroir. Pour la centième fois, il vérifie sa tenue. Pour une audience au château, même informelle, sa tenue doit être irréprochable et il sait qu’il a tendance à privilégier l’exubérance des couleurs. Aujourd’hui, et c’est un clin d’œil au poste qu’il brigue car M. Willoughby a un sens de l’humour très personnel mais pétillant, il a choisi une tenue beurre frais du plus bel effet. Certes, il n’est pas l’homme le plus beau du monde, mais il est élégant… Il jette un coup d’œil dans le miroir à la pendule et sursaute, s’il continue à rêvasser, il va être en retard. Le roi, noblesse oblige, est toujours à l’heure… et le chambellan est, évidemment, toujours en avance… On ne l’a connu qu’une fois en retard, et les catastrophes se sont enchaînées ce jour-là. M. Willoughby enfile une veste pistache, un bonnet d’un ton plus soutenu, se saisit de sa canne et de ses gants et sort de sa maison sans fermer derrière lui. Il n’y a rien à voler et si une personne a envie de s’y arrêter pour se reposer, il y a un gâteau, du miel et du jus de fruit sur la table.

M. Willoughby se presse sans accorder une attention démesurée au paysage qu’il traverse ; il est pourtant enchanteur et lui aurait, dans d’autres circonstances, inspiré un de ces petits poèmes dont il est friand. C’est le printemps, la journée est fraîche mais la brise transporte mille parfums. Abeilles et papillons s’activent. Les oiseaux, qui se sont égosillés dès potron-minet, font une pause et se gavent de baies. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et, pour le prouver, le train arrive en même temps que M. Willoughby à la gare. Il monte dans le premier compartiment… Il est encore plongé dans ses pensées, préparant son entretien d’embauche. Va-t-on lui demander de préparer un dessert ? Ce serait normal. Le choix sera-t-il imposé ou pourra-t-il faire ce qu’il veut ? Tandis que le train démarre, M. Willoughby, qui s’est installé près de la fenêtre, sait déjà que si on lui laisse le choix, il confectionnera un entremets tout simple que la reine appréciait tout particulièrement lorsqu’elle était enfant.241p

Tout à coup, un bruit épouvantable le tire de ses réflexions. Le train est bondé et charrie des effluves puissants et contradictoires. Tout est gris, le matériau du train, les voyageurs, le ciel. M. Willoughby se met à tousser, il ne peut retenir ses larmes, ses yeux le brûlent. Il est en train de mourir, d’empoisonnement, de suffocation. En un instant, il comprend ce qui lui arrive. Le royaume est dangereusement prêt de la frontière et quand on doit voyager vite, (M. Willoughby se souvient maintenant être arrivé à la gare avec un sentiment d’urgence), il arrive qu’il se produise un télescopage, les trains du pays étrange allant nettement plus vite que ceux du royaume. Il se trouve donc dans l’un de ces moyens de locomotion du pays étrange et il en côtoie les habitants. M. Willoughby se replie dans son joli costume beurre frais. Il a peur et il a mal partout. Il n’ose pas ouvrir les yeux, il n’ose pas se couvrir les oreilles avec les mains pour se protéger de l’invraisemblable tumulte et, surtout, il ne peut pas se boucher le nez. D’instinct, il sent que ce ne serait pas bien accepté. La tête lui tourne. Il a entendu parler de ce genre de mésaventure et cela ne se termine jamais bien. M. Willoughby est très courageux et il a habituellement les pieds sur terre. Il prend une profonde inspiration, ce qui n’est peut être pas la meilleure idée qu’il ait eue, et énumère en boucle dans son esprit les desserts familiers qui lui valent sa réputation. Alors que fruits, fleurs, crèmes repoussent le gris omniprésent, les parfums glorieux de la vanille et de la fleur d’oranger s’imposent et lui permettent de reprendre une respiration normale. Le bruit est toujours là mais une petite voix le repousse au second plan

-        ô, un loup !

M. Willoughby se décide à ouvrir les yeux et plonge dans le regard argenté d’une toute petite fille étrange. Il n’est pas très bon pour deviner leur âge, mais elle est sur les genoux de sa maman, elle regarde par la fenêtre et elle a réellement vu un loup, qui trottine le long de la voie de chemin de fer, langue pendante. Celui-là ne court pas après la petite fille en rouge, heureusement, il est simplement heureux de rentrer après une campagne de chasse et devance sa meute. Il jette un coup d’œil à M. Willoughby et le salue. Les loups sont des animaux courtois. Le cœur de M. Willoughby bondit de joie, il n’a pas complètement quitté le royaume, mais il doit trouver un moyen d’y retourner tout à fait. Toutefois, il doit impérativement attendre d’être arrivé à la gare car il a toujours ce rendez-vous avec l’irascible et pointilleux chambellan. La petite fille n’arrive pas à détourner son regard du loup et M. Willoughby décide de profiter de la situation. Normalement, on ne doit pas regarder en face un habitant du pays de l’étrange car cela attire son attention, ce qui n’est jamais très bon. Mais il a besoin d’une confirmation qui ne prendra qu’une seconde. Il tourne lentement la tête et manque crier de joie. L’enfant est entourée d’une véritable aurore boréale, elle illumine littéralement tout le compartiment.

Forsithia
Très, très doucement, sans faire de geste déplacé, M. Willoughby tire un fil de l’écheveau coloré, puis un deuxième, puis un troisième et entreprend d’en faire une natte solide. Il prie pour que le loup ne disparaisse pas tout de suite, cessant d’alimenter l’imaginaire de la petite. Alors que le train se prépare à rentrer en gare, et tout en s’en excusant à l’avance, M. Willoughby se permet une petite intrusion dans l’esprit de son vis-à-vis en priant pour que sa maman lui ait raconté des histoires et n’ait, ne fût-ce qu’une seconde évoqué le royaume. Fort heureusement, tel a été le cas. Il perçoit un ralentissement et se raidit de tous ses muscles. Les trains du pays de l’étrange sont puissants mais lorsqu’ils freinent, on a l’impression qu’ils vont tout à coup se répandre sur la voie dans un hurle-crissement d’agonie pire pour les nerfs que le cri d’une banshee. C’est le moment idéal pour agir.

Dès que M. Willoughby a trouvé le chemin qui le ramènera du « bon » côté de la frontière, la petite le regarde droit au fond des yeux et lui sourit. Un peu décontenancé, il lui rend son sourire et sans aucun préavis, se trouve assis, seul, sur la banquette de « son » train de bois qui fleure bon la pomme et la cire. Un peu à l’écart de la voie, la calèche royale l’attend, ce qui est de bon augure. M. Willoughby s’empresse de ranger au fond de son esprit la natte prismatique dont il a gardé un petit bout en main au moment du passage. Il est un peu nostalgique. Le pays de l’étrange n’est pas un bon endroit pour qu’y grandissent les enfants, lui semble-t-il.  Pas assez de blanc-manger et de gâteaux au miel, sans doute.

Le laquais porte la main au chapeau

-   Monsieur Grincheux Willoughby ?

Il acquiesce, renonçant à expliquer une fois de plus qu’il s’est fait un nom dorénavant, et que ce sobriquet ne lui convient plus. Au loin, le château brille de mille feux, M. Willoughby s’enfonce voluptueusement dans le siège de la calèche et sourit. Il est rentré chez lui, pour de bon.

The_Loved_Birds_by_luminatii

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  • parce que j'aime lire et écrire et que, comme je l'ai découvert grâce aux ateliers d'écriture, c'est plus drôle à plusieurs. Parce que c'est passionnant de partager ce que l'on aime (ou pas) avec d'autres et de créer ainsi des liens.
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